mardi 26 février 2019

Les animaux sont l'ombre de la saga humaine (3)

Charles Danten

Sélection pour la docilité

Si la castration a toujours été populaire, elle a ses limites pour une raison évidente : on ne peut reproduire un animal castré. La création d’animaux plus soumis et facile à contrôler s’est donc faite principalement par la sélection et la reproduction des sujets les plus dociles, une forme de castration psychologique. Le degré de docilité fut sans doute, selon certains spécialistes, le critère de sélection principal (1). Des renards sauvages, par exemple, élevés pour la fourrure et sélectionnés pour leur docilité envers l’homme, présentent au bout d’une vingtaine de générations seulement des comportements semblables à ceux du chien. Ils recherchent de plus en plus la présence de l’homme, gémissent et remuent la queue comme les chiens. Les périodes d’activité sexuelles sont plus fréquentes, ils sont plus précoces sexuellement, la période de mue s’allonge, il se produit un affaissement du port des oreilles et un redressement de la queue. Même la couleur du poil change (2).

La persistance à l’âge adulte d’une morphologie juvénile (pédomorphose) et d’un comportement infantile (néoténie) constitue un des traits le plus frappants d’un animal domestiqué. Le chien, même adulte, a un comportement typique d’un louveteau. Il quête fréquemment l’attention, il aime jouer, ramper, aboyer, gémir, etc. Comme un enfant, il est extrêmement dépendant et, en conséquence, il s’ennuie facilement. Le chien est en réalité un éternel adolescent, impétueux et extravagant, et c’est ce qui le rend si attachant (3). 

Chez les humains, le flip flop de la nature à la culture a induit des changements morphologiques et psychologiques similaires. Le visage plat chez l’adulte, sa grosse boîte crânienne bombée et surélevée, son gros cerveau, sa peau glabre, ses grands yeux en position frontale et ses petites dents sont des traits typiquement juvéniles, voire infantiles (4). De plus, suite au processus de civilisation, il s’est tissé un réseau d’interdépendances sociales où la docilité et les comportements de soumission sont la norme (5). Dans la société marchande actuelle, les adultes comme des enfants sont extrêmement sensibles au manque d’attention; à moins d’être constamment divertis et encouragés, ils sont sujets à l’anxiété, à l’ennui et à la mélancolie.

L'inceste


Une fois qu’un animal est plus petit, bien contrôlé et docile, on peut, par des accouplements sélectifs, le transformer, le façonner, le sculpter comme une plante ornementale, selon ses besoins et son bon plaisir. En accouplant entre eux frères et sœurs, pères et filles et mères et fils, les traits désirés se manifestent plus rapidement, après quelques générations seulement, chez un nombre de plus en plus élevé de rejetons. Ces traits finissent par se fixer dans les gènes et par se reproduire avec une régularité prévisible. Ce genre de « croisement consanguin » est la pierre angulaire de la domestication. En effet, la transformation d’une espèce n’est possible que grâce à ce qui n’est, ni plus ni moins, que de l’inceste animal (6). 

Chez les humains, à travers l’histoire, l’inceste fut également populaire pour maintenir la « pureté » d’une lignée. Certains rois avaient des relations sexuelles avec leurs propres enfants. Les nobles en général se mariaient dans leur famille. Dans les communautés arabes et juives, par exemple, qui pratiquent exclusivement l’endogamie, il n’est pas rare de se marier entre cousin cousine et parfois entre oncle et nièce, ce qui se traduit par un taux relativement élevé de malformations et de maladies psychologiques et physiques.

Ce n’est pas pour rien que, dans des conditions naturelles idéales, l’inceste est un tabou que respectent toutes les espèces. Même les singes, en général reconnus pour leur promiscuité, le respectent. Il n’y a qu’en captivité que l’interdit est transgressé aussi facilement.

La coercition


La dernière étape du processus de domestication est le dressage. Un animal domestique doit apprendre à obéir et à se comporter d’une manière civilisée. Ce processus de civilisation est accompli par le conditionnement positif et négatif ou plus souvent par un savant mélange des deux. Plusieurs méthodes sont utilisées :

1) Le conditionnement positif ou en langage familier, la carotte: un sujet est récompensé par un compliment, une caresse ou une friandise à chaque fois qu’il se plie à la volonté de son maître omnipotent.

2) Le conditionnement négatif : un sujet est puni en le privant de récompense.

3) La punition positive ou en langage familier, le fouet: un sujet reçoit une fessée ou un bon coup de bâton ou de laisse sur le crâne.  

Chez les animaux d’élevage, en général, seule la technique numéro trois est employée. Chez le chien, les techniques numéro deux et trois sont couramment employés ensemble ou séparément. Ainsi, on verra souvent le maître donner un ou plusieurs petits coups secs et insistants sur la laisse immédiatement suivie ou intercalée d’une caresse ou d’une friandise accompagnée de quelques mots conciliants. Dans certains cas, chez ceux qui sont passés maître dans l’art de dominer, seules les méthodes numéro un et deux sont employées; ce sont les préférés des amis des bêtes, pour des questions d’image. 

Pour le chat, un animal rébarbatif au fouet, la technique préférée est la carotte sous forme de caresses, de croquettes et d’amuse-gueules rendus ultra-appétissants par les rehausser chimiques de la saveur (voir à ce sujet, Le chat, animal fétiche de la servitude volontaire).

Le régime de la carotte est également populaire chez les humains, notamment dans les vieilles démocraties où le fouet est de moins en moins utilisée, sauf exception, pour dresser les fortes têtes qui ne répondent pas aux méthodes douces de coercition (voir à ce sujet, La démocratisation des pulsions). 

Par contre, dans les pays totalitaires où les gens sont en général ouvertement traités comme des bêtes de somme, le fouet est encore le moyen de dressage préféré. 

Mais ne vous y tromper pas, même si personnellement, je préfère la méthode douce à la méthode forte, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. L'objectif commun est la domestication des pulsions (7).

Références


1. Clutton-Brock, Juliet et Jewell, Peter. « Origin and domestication of the dog. » Dans Miller’s Anatomy of the Dog. Saunders. 1993; Clutton-Brock, Juliet. « Man-Made Dogs. » Science ; vol. 197, n30 : 1340-1342;   Ginzburg Avishag, « The beginnings of domestication: Osteological criteria for the identification of domesticated mammals in archeological sites. » Israel Journal of Veterinary Medicine, vol. 51, no 2. 1996. 83-92. 

2. Lyudmila N. Trut (1999). « Early Canid Domestication. The Farm-Fox Experiment.” American Scientist, vol. 87 : 160-169. Cet article est un bon résumé des travaux du chercheur russe, le D. K. Belyaev : http://www.floridalupine.org/publications/PDF/trut-fox-study.pdf

3. Ibid. Juliet Clutton-Brock. Ouvr. cité. La rétention des caractéristiques juvéniles à l’âge adulte est techniquement désignée par le terme « pédomorphose ». 

4. Néoténie : « neos » en grec signifie « jeune » et « teinen », « étendre, prolonger ». En biologie : persistance temporaire ou permanente des formes larvaires au cours du développement d’un organisme. La néoténie peut être une porte de sortie pour les espèces en voie d’extinction. Voir Stephen Jay Gould qui a beaucoup écrit sur le sujet, notamment : « A Biological Homage to Mickey Mouse. » The Panda’s Thumb : More reflections in natural history. WW Norton. 1980; voir aussi Konrad Lorenz. Ouvrage cité. Gould et Lorenz font le lien entre la néoténisation des animaux domestiques et celle que l’Homme a subie depuis qu’il est sorti de l’état de nature.

5. Elias Norbert (1991). La civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident. Calmann-Levy. (Traduit de l’allemand par Pierre Kamnitzer).

6. S. Wolfensohn (1981). “The things we do to dogs.” New Scientist : 404-407.

7. Melton James (1988). Absolutism and the eighteenth-century origins of compulsory schooling in Prussia and Austria. Cambridge University Press: 40.

Les animaux sont l’ombre de la saga humaine (2)

Charles Danten
Confinement et privation alimentaire
Pour domestiquer certaines énergumènes farouches et difficiles à dresser, on a dû agir sur leur taille et leur vigueur. Deux méthodes étaient utilisées: la privation alimentaire et le confinement. Les éleveurs contemporains de cochons vietnamiens par exemple, un animal de compagnie relativement populaire, notamment aux États-Unis, connaissent bien les effets du confinement, du manque d’exercice et de la privation alimentaire sur la croissance et la grosseur d’un animal et certains d’entre eux n’hésitent pas à affamer ni à enfermer dans des cages minuscules leurs sujets d’élevage pour les empêcher de grossir (1). Ces méthodes ont également été appliquées aux humains. Ainsi, voilà deux mille ans, dans l’intention de les empêcher de grandir, les Grecs enfermaient les enfants dans un coffre, appelé gloottokoma, conçu à cette fin. Les Romains affamaient les enfants dans le même but. Les princes italiens de la Renaissance ont même essayé de faire l’élevage de nains (2). 

Des études scientifiques ont montré l’influence de l’alimentation et des conditions de captivité sur le poids du petit à la naissance, sur sa vitalité, sa sexualité et sa longévité. Ces changements morphologiques marqués sont attribuables, selon les spécialistes, au stress lié à la captivité et aux perturbations hormonales associées à un état de dépendance physique et psychologique anormale. L’augmentation de la fréquence des maladies, la malnutrition et la diminution de la mobilité et de l’activité générale ont aussi une forte incidence (3). Les animaux de zoos sont des sujets de repeuplement médiocres précisément pour ces raisons.

Après seulement quelques générations de ce traitement, le phénomène qui frappe le plus est la réduction de la taille de l’animal domestiqué. Les os de la face sont affaissés et aplatis, la mâchoire est plus courte et les dents, plus petites. L’appareil masticatoire est dénaturé et moins efficace. Les membres sont aussi plus courts et toute la biomécanique du corps est transformée (4). La quantité de tissus adipeux augmente et la musculature est moins développée. Le cerveau d’un animal captif est plus petit que son homologue sauvage, et ses sens, en général, sont beaucoup moins aiguisés. La dépendance est associée à une dégénérescence des facultés sensorielles. Comme les animaux domestiques vivent généralement de façon moins intense que les animaux sauvages, leurs sens sont en effet moins sollicités; il en résulte que la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et les sensations tactiles s’émoussent. La taille est un des critères auxquels se réfèrent les anthropologues pour identifier sur un site archéologique un animal domestiqué ou qui ne vivait plus dans son milieu naturel (5). 

La privation de nourriture a également un effet marqué sur la sexualité. Pour s’adapter à une sous-alimentation chronique et à une longévité moindre, un animal captif se reproduit plus vite. Il passe d’une période de rut par année, comme chez le loup, par exemple, à deux et parfois trois, voire quatre, selon la pression de sélection qu’il subit (6). Il est également plus précoce sexuellement. Une chienne peut avoir sa première chaleur à cinq ou six mois tandis qu’un loup n’est mature qu’à l’âge de deux ans. Il est à noter que les animaux totalement dépendants, à qui on fait mener une existence presque végétative, sans aucun contact avec des individus de leur espèce, ne manifestent souvent aucune pulsion sexuelle; lorsqu’ils en ont, elles sont peu prononcées ou aberrantes et dirigées vers leur maître adoptif. Certains chiens mâles hyper-domestiqués ne lèvent pas la patte pour uriner et les femelles n’ont pas de périodes d’activité sexuelle, si elles en ont, avant deux et parfois trois ans. 

Comme l’avait noté au siècle dernier l’ethnologue allemand, Konrad Lorenz, les êtres humains qui ne sont plus assujettis à la sélection naturelle accumulent aussi les irrégularités et les malformations qui seraient normalement éliminées par la sélection naturelle (7). En Grèce et en Turquie, les paléo-pathologistes ont trouvé une multitude de squelettes humains démontrant une baisse soudaine de stature, de force et de santé coïncidant avec le changement de la nature à la culture. L’analyse de ces fossiles révèle une augmentation marquée de l’incidence des maladies dégénératives et carentielles associée à une perte de longévité remarquable (8). Le processus de civilisation est accompagné d’une dérive génétique et d’une décadence marquée.

Castration
En plus d’agir sur la taille, on a aussi cherché à calmer les ardeurs naturelles des espèces les plus agressives et territoriales et à inhiber les instincts sexuels trop prononcés. Pour ce faire, la castration est le moyen privilégié depuis le début de la domestication. 

Dans le Nouveau Monde, il y a à peine quelques siècles, la castration a également été utilisée pour calmer les esclaves noirs révoltés et un peu trop portés à se sauver. L’histoire des eunuques en Chine, en Grèce, en Perse et dans la Rome antique est bien connue. Ces hommes châtrés étaient préposés à la garde du harem et pouvaient devenir des hommes de confiance irremplaçables pour les seigneurs. Au XVIe siècle, à la cour impériale de Chine, plus de 20 000 eunuques servaient comme fonctionnaires, gardes, messagers ou serviteurs (9). Enfin, on a eu un certain temps une prédilection pour les chanteurs de chorale castrés. Farinelli (1705-1782), l’un de ces castrats, eu une brillante carrière de chanteur qui se termina au service personnel de Philippe V d’Espagne. Le roi, qui était affligé d’une mélancolie chronique, ne trouvait de soulagement qu’en écoutant la voix enchanteresse de Farinelli, l’un des oiseaux chanteurs humains le plus connus au monde, avec Céline Dion, Nicolas Sarkozy, Barack Obama, Justin Trudeau, Emmanuel Macron et compagnie… 

Références

(1) Linda K. Lord (1997). « A survey of humane organizations and slaughter plants regarding experiences with Vietnamese potbellied pigs. » Journal of the American Veterinary Medical Association ; vol. 211 : 562.

(2) Yi-Fu Tuan (1992). Dominance and affection: The making of pets. New Haven, Yale University Press.

(3) 

(4) Avishag Ginzburg (1996). « The beginnings of domestication: Osteological criteria for the identification of domesticated mammals in archeological sites. » Israel Journal of Veterinary Medicine ; vol. 51, no2 : 83-92. 

(5) Idem.

(6) Brisbin, L. et Rich, T. (1997). “Primitive dogs, their ecology and behavior: Unique opportunities to study the early development of the humane-canine bond.” Journal of the American Veterinary Medical Association; vol. 210, no8 : 1122-1126.

(7) Konrad Lorenz (1970).  « Le tout et la partie dans la société animale. » Dans Trois essais sur le comportement animal et humain. Seuil. Les observations de Lorenz à ce sujet sont décortiquées par Boris Sax dans Animals in the Third Reich: Pets, Scapegoats and the Holocaust. Continuum. 2000.

(8) Michael Shermer (2001). The beautiful people myth : Why the Grass is Always Greener in the Other Century. The Border Lands of Science. Where Science meets Nonsense. Oxford : 250. 

(9) Yi-Fu Tuan. Ouvr. cité.