Charles Danten
Sélection pour la docilité
Si la castration a toujours été populaire, elle a ses limites pour une raison évidente : on ne peut reproduire un animal castré. La création d’animaux plus soumis et facile à contrôler s’est donc faite principalement par la sélection et la reproduction des sujets les plus dociles, une forme de castration psychologique. Le degré de docilité fut sans doute, selon certains spécialistes, le critère de sélection principal (1). Des renards sauvages, par exemple, élevés pour la fourrure et sélectionnés pour leur docilité envers l’homme, présentent au bout d’une vingtaine de générations seulement des comportements semblables à ceux du chien. Ils recherchent de plus en plus la présence de l’homme, gémissent et remuent la queue comme les chiens. Les périodes d’activité sexuelles sont plus fréquentes, ils sont plus précoces sexuellement, la période de mue s’allonge, il se produit un affaissement du port des oreilles et un redressement de la queue. Même la couleur du poil change (2).
La persistance à l’âge adulte d’une morphologie juvénile (pédomorphose) et d’un comportement infantile (néoténie) constitue un des traits le plus frappants d’un animal domestiqué. Le chien, même adulte, a un comportement typique d’un louveteau. Il quête fréquemment l’attention, il aime jouer, ramper, aboyer, gémir, etc. Comme un enfant, il est extrêmement dépendant et, en conséquence, il s’ennuie facilement. Le chien est en réalité un éternel adolescent, impétueux et extravagant, et c’est ce qui le rend si attachant (3).
Chez les humains, le flip flop de la nature à la culture a induit des changements morphologiques et psychologiques similaires. Le visage plat chez l’adulte, sa grosse boîte crânienne bombée et surélevée, son gros cerveau, sa peau glabre, ses grands yeux en position frontale et ses petites dents sont des traits typiquement juvéniles, voire infantiles (4). De plus, suite au processus de civilisation, il s’est tissé un réseau d’interdépendances sociales où la docilité et les comportements de soumission sont la norme (5). Dans la société marchande actuelle, les adultes comme des enfants sont extrêmement sensibles au manque d’attention; à moins d’être constamment divertis et encouragés, ils sont sujets à l’anxiété, à l’ennui et à la mélancolie.
L'inceste
Une fois qu’un animal est plus petit, bien contrôlé et docile, on peut, par des accouplements sélectifs, le transformer, le façonner, le sculpter comme une plante ornementale, selon ses besoins et son bon plaisir. En accouplant entre eux frères et sœurs, pères et filles et mères et fils, les traits désirés se manifestent plus rapidement, après quelques générations seulement, chez un nombre de plus en plus élevé de rejetons. Ces traits finissent par se fixer dans les gènes et par se reproduire avec une régularité prévisible. Ce genre de « croisement consanguin » est la pierre angulaire de la domestication. En effet, la transformation d’une espèce n’est possible que grâce à ce qui n’est, ni plus ni moins, que de l’inceste animal (6).
Chez les humains, à travers l’histoire, l’inceste fut également populaire pour maintenir la « pureté » d’une lignée. Certains rois avaient des relations sexuelles avec leurs propres enfants. Les nobles en général se mariaient dans leur famille. Dans les communautés arabes et juives, par exemple, qui pratiquent exclusivement l’endogamie, il n’est pas rare de se marier entre cousin cousine et parfois entre oncle et nièce, ce qui se traduit par un taux relativement élevé de malformations et de maladies psychologiques et physiques.
Ce n’est pas pour rien que, dans des conditions naturelles idéales, l’inceste est un tabou que respectent toutes les espèces. Même les singes, en général reconnus pour leur promiscuité, le respectent. Il n’y a qu’en captivité que l’interdit est transgressé aussi facilement.
La coercition
La dernière étape du processus de domestication est le dressage. Un animal domestique doit apprendre à obéir et à se comporter d’une manière civilisée. Ce processus de civilisation est accompli par le conditionnement positif et négatif ou plus souvent par un savant mélange des deux. Plusieurs méthodes sont utilisées :
1) Le conditionnement positif ou en langage familier, la carotte: un sujet est récompensé par un compliment, une caresse ou une friandise à chaque fois qu’il se plie à la volonté de son maître omnipotent.
2) Le conditionnement négatif : un sujet est puni en le privant de récompense.
3) La punition positive ou en langage familier, le fouet: un sujet reçoit une fessée ou un bon coup de bâton ou de laisse sur le crâne.
Chez les animaux d’élevage, en général, seule la technique numéro trois est employée. Chez le chien, les techniques numéro deux et trois sont couramment employés ensemble ou séparément. Ainsi, on verra souvent le maître donner un ou plusieurs petits coups secs et insistants sur la laisse immédiatement suivie ou intercalée d’une caresse ou d’une friandise accompagnée de quelques mots conciliants. Dans certains cas, chez ceux qui sont passés maître dans l’art de dominer, seules les méthodes numéro un et deux sont employées; ce sont les préférés des amis des bêtes, pour des questions d’image.
Pour le chat, un animal rébarbatif au fouet, la technique préférée est la carotte sous forme de caresses, de croquettes et d’amuse-gueules rendus ultra-appétissants par les rehausser chimiques de la saveur (voir à ce sujet, Le chat, animal fétiche de la servitude volontaire).
Le régime de la carotte est également populaire chez les humains, notamment dans les vieilles démocraties où le fouet est de moins en moins utilisée, sauf exception, pour dresser les fortes têtes qui ne répondent pas aux méthodes douces de coercition (voir à ce sujet, La démocratisation des pulsions).
Par contre, dans les pays totalitaires où les gens sont en général ouvertement traités comme des bêtes de somme, le fouet est encore le moyen de dressage préféré.
Mais ne vous y tromper pas, même si personnellement, je préfère la méthode douce à la méthode forte, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. L'objectif commun est la domestication des pulsions (7).
Références
1. Clutton-Brock, Juliet et Jewell, Peter. « Origin and domestication of the dog. » Dans Miller’s Anatomy of the Dog. Saunders. 1993; Clutton-Brock, Juliet. « Man-Made Dogs. » Science ; vol. 197, no 30 : 1340-1342; Ginzburg Avishag, « The beginnings of domestication: Osteological criteria for the identification of domesticated mammals in archeological sites. » Israel Journal of Veterinary Medicine, vol. 51, no 2. 1996. 83-92.
2. Lyudmila N. Trut (1999). « Early Canid Domestication. The Farm-Fox Experiment.” American Scientist, vol. 87 : 160-169. Cet article est un bon résumé des travaux du chercheur russe, le D. K. Belyaev : http://www.floridalupine.org/publications/PDF/trut-fox-study.pdf
3. Ibid. Juliet Clutton-Brock. Ouvr. cité. La rétention des caractéristiques juvéniles à l’âge adulte est techniquement désignée par le terme « pédomorphose ».
4. Néoténie : « neos » en grec signifie « jeune » et « teinen », « étendre, prolonger ». En biologie : persistance temporaire ou permanente des formes larvaires au cours du développement d’un organisme. La néoténie peut être une porte de sortie pour les espèces en voie d’extinction. Voir Stephen Jay Gould qui a beaucoup écrit sur le sujet, notamment : « A Biological Homage to Mickey Mouse. » The Panda’s Thumb : More reflections in natural history. WW Norton. 1980; voir aussi Konrad Lorenz. Ouvrage cité. Gould et Lorenz font le lien entre la néoténisation des animaux domestiques et celle que l’Homme a subie depuis qu’il est sorti de l’état de nature.
5. Elias Norbert (1991). La civilisation des mœurs et La Dynamique de l’Occident. Calmann-Levy. (Traduit de l’allemand par Pierre Kamnitzer).
6. S. Wolfensohn (1981). “The things we do to dogs.” New Scientist : 404-407.
7. Melton James (1988). Absolutism and the eighteenth-century origins of compulsory schooling in Prussia and Austria. Cambridge University Press: 40.