Charles Danten
Le livre du Dr Betty Edwards, Apprendre à dessiner avec le côté droit du cerveau, traduit en treize langues et vendu à plus de 2,5 millions d'exemplaires, est tout simplement génial. Je l'ai lu plusieurs fois en faisant religieusement tous les exercices recom-mandés. Grâce à ce livre, je sais désormais dessiner suffisamment bien du moins pour me débrouiller seul, et c'est ça le principal. Je n'aime pas être tributaire d'autrui, et en général, dans l’odyssée de la vie, je préfère travailler seul dans mon petit coin, bien arrimé au mat de la réalité.
Comme le dit Betty, pour bien dessiner, il faut d'abord bien voir, et pour bien voir, il faut s'affranchir de l'intempestif cerveau gauche, le siège de la pensée. Elle a bien étudié la question et toute sa méthode pédagogique consiste à aider ses élèves à se libérer de la dictature de la gauche cérébrale. Elle leur dit de voir les objets sans les nommer pour se détacher de leur signification schématisée, et donc, limitée. Une démonstration factuelle valant mille mots, Betty leur fait faire un autoportrait.
Comme tout élève qui se respecte, je l'ai fait moi aussi. Le résultat m’a étonné. Moi, un quinquagénaire dans la force de l’âge, j'ai fait un dessin qui ressemblait à un gribouillis d'enfant. Les yeux, le nez, le rond du visage, les lèvres, le cou étaient exactement comme j'avais appris à les dessiner pendant l'enfance lorsque je suivais des cours de dessins à l’école élémentaire. Comme je n'avais pas dessiné depuis, ces empreintes d’un autre temps étaient restés gravés dans mon esprit à mon insu, et c'est à travers elles que je me voyais inconsciemment.
Alors que mon œil captait sur la rétine mon apparence réelle, dans l'ombre, mon cerveau faisait un travail d'édition, un couper-copier-coller, pour ajuster la réalité à l'idée qu'il s'en faisait. J'ai vite compris que ce que nous voyons, lisons ou entendons est remanié pour concorder avec des notions apprises pendant l’apprentissage.
Grâce à Betty, j'ai aussi constaté que mon dessin manquait de contraste, que certaines facettes de mon visage étaient plus accentuées que d'autres, que ma vision d'ensemble était réduite et plutôt pauvre et schématisée. Les partis de mon visage s'agençaient grossièrement comme les morceaux inertes d'un casse-tête. Pas de mouvements, de vie et de liens, que de pâles reflets d'un temps révolu, d'un simplisme ridicule.
J'ai tout de suite compris l'importance de cette expérience. Même si je le savais intellectuellement, je ne le savais pas avec mes tripes. J'en avais seulement une idée conceptuelle de la même nature que celle que j'entretenais à propos de mon visage.
Je peux remercier Betty pour cette vision de type eurêka, et pas un de ces petits eurêka minables qui ne concerne qu'un tout petit fragment de la personnalité, mais un de ceux qui vous transforment radicalement dans votre être tout entier. J'avais enfin compris la différence entre connaître et savoir.
Je SAVAIS désormais que je voyais autrui, les animaux, la nature, l’histoire et mes rapports à la vie à travers le prisme des concepts et des expériences emmagasinées pendant mon apprentissage. Je pris conscience que plusieurs de ces empreintes conceptuelles étaient démodées, voire fausses.
Je comprenais mieux désormais pourquoi j'avais toujours eu tant de difficultés à changer ou à abandonner une mauvaise habitude. Profondément incrustées en moi, ces pensées polluantes agissent en douce, en toile de fond, par action réflexe, machinalement, en dehors de mon champ de conscience.
J'ai beau réussir parfois à penser autrement par un effort de volonté courageux, le naturel finit toujours par revenir au galop. Tant que je ne m'en débarrasserai pas une fois pour toutes, ce prêt à penser enfoui dans les méandres de ma mémoire agira toujours à mon insu, avec un déterminisme implacable.
Je sus dès lors que je pouvais transposer cette information à presque tous les aspects de ma vie. Je compris que je devais trouver un moyen de me détacher le mieux possible de mes idées toutes faites. Le problème, souligne Betty, c'est que nous définissons tout par le langage et qu'en utilisant des mots pour décrire n'importe quoi, nous tombons automatiquement dans le piège des concepts.
Depuis que j'ai suivi l'atelier de Betty Edwards, je suis désormais beaucoup plus conscient des limites de la description. Avant de sauter trop vite aux conclusions, je dois retenir mon jugement, ne pas laisser mes préjugés interférer avec les faits, être capable de voir comment les parties s’agencent et saisir la signification profonde du portrait d'ensemble, sa propriété émergente, sa gestalt.
Sinon, tout ce que j'apprendrai restera au niveau abstrait, et sans impact véritable sur ma vie. Au lieu d'en faire une expérience constructive, j'en ferai un simple divertissement, un objet de consommation comme les autres. Après avoir lu un livre, ou écouté un conférencier, je passerais à un autre, et au suivant... Je serai peut-être en mesure de répéter comme un perroquet savant ce que j'ai lu ou entendu, mais cette connaissance ne sera pas pédagogique au sens propre du terme. Autant parler dans l'oreille d'un sourd.
Betty explique fort bien les erreurs les plus fréquentes que fait le cerveau gauche, le siège de la pensée symbolique. Il y a celles qui consistent à :
1. confondre la description avec la réalité;
2. réduire l'ensemble à ses parties;
3. raisonner exclusivement en surface;
4. ne voir et retenir que les partis qui concordent avec ses idées reçues;
5. hâter son jugement avant d’avoir pris connaissance de tous les faits.
Rappelez-vous en, en lisant les articles de ce blogue, car ces facteurs d’incompréhension qui se résument à la pensée parcellaire sont beaucoup plus importants que l’on croit.