mardi 26 février 2019

Les animaux sont l’ombre de la saga humaine (2)

Charles Danten
Confinement et privation alimentaire
Pour domestiquer certaines énergumènes farouches et difficiles à dresser, on a dû agir sur leur taille et leur vigueur. Deux méthodes étaient utilisées: la privation alimentaire et le confinement. Les éleveurs contemporains de cochons vietnamiens par exemple, un animal de compagnie relativement populaire, notamment aux États-Unis, connaissent bien les effets du confinement, du manque d’exercice et de la privation alimentaire sur la croissance et la grosseur d’un animal et certains d’entre eux n’hésitent pas à affamer ni à enfermer dans des cages minuscules leurs sujets d’élevage pour les empêcher de grossir (1). Ces méthodes ont également été appliquées aux humains. Ainsi, voilà deux mille ans, dans l’intention de les empêcher de grandir, les Grecs enfermaient les enfants dans un coffre, appelé gloottokoma, conçu à cette fin. Les Romains affamaient les enfants dans le même but. Les princes italiens de la Renaissance ont même essayé de faire l’élevage de nains (2). 

Des études scientifiques ont montré l’influence de l’alimentation et des conditions de captivité sur le poids du petit à la naissance, sur sa vitalité, sa sexualité et sa longévité. Ces changements morphologiques marqués sont attribuables, selon les spécialistes, au stress lié à la captivité et aux perturbations hormonales associées à un état de dépendance physique et psychologique anormale. L’augmentation de la fréquence des maladies, la malnutrition et la diminution de la mobilité et de l’activité générale ont aussi une forte incidence (3). Les animaux de zoos sont des sujets de repeuplement médiocres précisément pour ces raisons.

Après seulement quelques générations de ce traitement, le phénomène qui frappe le plus est la réduction de la taille de l’animal domestiqué. Les os de la face sont affaissés et aplatis, la mâchoire est plus courte et les dents, plus petites. L’appareil masticatoire est dénaturé et moins efficace. Les membres sont aussi plus courts et toute la biomécanique du corps est transformée (4). La quantité de tissus adipeux augmente et la musculature est moins développée. Le cerveau d’un animal captif est plus petit que son homologue sauvage, et ses sens, en général, sont beaucoup moins aiguisés. La dépendance est associée à une dégénérescence des facultés sensorielles. Comme les animaux domestiques vivent généralement de façon moins intense que les animaux sauvages, leurs sens sont en effet moins sollicités; il en résulte que la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et les sensations tactiles s’émoussent. La taille est un des critères auxquels se réfèrent les anthropologues pour identifier sur un site archéologique un animal domestiqué ou qui ne vivait plus dans son milieu naturel (5). 

La privation de nourriture a également un effet marqué sur la sexualité. Pour s’adapter à une sous-alimentation chronique et à une longévité moindre, un animal captif se reproduit plus vite. Il passe d’une période de rut par année, comme chez le loup, par exemple, à deux et parfois trois, voire quatre, selon la pression de sélection qu’il subit (6). Il est également plus précoce sexuellement. Une chienne peut avoir sa première chaleur à cinq ou six mois tandis qu’un loup n’est mature qu’à l’âge de deux ans. Il est à noter que les animaux totalement dépendants, à qui on fait mener une existence presque végétative, sans aucun contact avec des individus de leur espèce, ne manifestent souvent aucune pulsion sexuelle; lorsqu’ils en ont, elles sont peu prononcées ou aberrantes et dirigées vers leur maître adoptif. Certains chiens mâles hyper-domestiqués ne lèvent pas la patte pour uriner et les femelles n’ont pas de périodes d’activité sexuelle, si elles en ont, avant deux et parfois trois ans. 

Comme l’avait noté au siècle dernier l’ethnologue allemand, Konrad Lorenz, les êtres humains qui ne sont plus assujettis à la sélection naturelle accumulent aussi les irrégularités et les malformations qui seraient normalement éliminées par la sélection naturelle (7). En Grèce et en Turquie, les paléo-pathologistes ont trouvé une multitude de squelettes humains démontrant une baisse soudaine de stature, de force et de santé coïncidant avec le changement de la nature à la culture. L’analyse de ces fossiles révèle une augmentation marquée de l’incidence des maladies dégénératives et carentielles associée à une perte de longévité remarquable (8). Le processus de civilisation est accompagné d’une dérive génétique et d’une décadence marquée.

Castration
En plus d’agir sur la taille, on a aussi cherché à calmer les ardeurs naturelles des espèces les plus agressives et territoriales et à inhiber les instincts sexuels trop prononcés. Pour ce faire, la castration est le moyen privilégié depuis le début de la domestication. 

Dans le Nouveau Monde, il y a à peine quelques siècles, la castration a également été utilisée pour calmer les esclaves noirs révoltés et un peu trop portés à se sauver. L’histoire des eunuques en Chine, en Grèce, en Perse et dans la Rome antique est bien connue. Ces hommes châtrés étaient préposés à la garde du harem et pouvaient devenir des hommes de confiance irremplaçables pour les seigneurs. Au XVIe siècle, à la cour impériale de Chine, plus de 20 000 eunuques servaient comme fonctionnaires, gardes, messagers ou serviteurs (9). Enfin, on a eu un certain temps une prédilection pour les chanteurs de chorale castrés. Farinelli (1705-1782), l’un de ces castrats, eu une brillante carrière de chanteur qui se termina au service personnel de Philippe V d’Espagne. Le roi, qui était affligé d’une mélancolie chronique, ne trouvait de soulagement qu’en écoutant la voix enchanteresse de Farinelli, l’un des oiseaux chanteurs humains le plus connus au monde, avec Céline Dion, Nicolas Sarkozy, Barack Obama, Justin Trudeau, Emmanuel Macron et compagnie… 

Références

(1) Linda K. Lord (1997). « A survey of humane organizations and slaughter plants regarding experiences with Vietnamese potbellied pigs. » Journal of the American Veterinary Medical Association ; vol. 211 : 562.

(2) Yi-Fu Tuan (1992). Dominance and affection: The making of pets. New Haven, Yale University Press.

(3) 

(4) Avishag Ginzburg (1996). « The beginnings of domestication: Osteological criteria for the identification of domesticated mammals in archeological sites. » Israel Journal of Veterinary Medicine ; vol. 51, no2 : 83-92. 

(5) Idem.

(6) Brisbin, L. et Rich, T. (1997). “Primitive dogs, their ecology and behavior: Unique opportunities to study the early development of the humane-canine bond.” Journal of the American Veterinary Medical Association; vol. 210, no8 : 1122-1126.

(7) Konrad Lorenz (1970).  « Le tout et la partie dans la société animale. » Dans Trois essais sur le comportement animal et humain. Seuil. Les observations de Lorenz à ce sujet sont décortiquées par Boris Sax dans Animals in the Third Reich: Pets, Scapegoats and the Holocaust. Continuum. 2000.

(8) Michael Shermer (2001). The beautiful people myth : Why the Grass is Always Greener in the Other Century. The Border Lands of Science. Where Science meets Nonsense. Oxford : 250. 

(9) Yi-Fu Tuan. Ouvr. cité.