dimanche 27 avril 2025

La petite reine des bois

Un vétérinaire en colère 
(Slaves of Our Affection. The Myth of the Happy Pet) 

PROLOGUE 

Les enfants sauvages, la petite reine des bois 

Je ne suis pas plus malin qu’un autre, vous savez. Moi aussi, à l’occasion, je suis biaisé ou victime de mes idées reçues. Il est très difficile de garder la tête froide lorsqu’un sujet nous tient à cœur. Et puis, on ne peut pas tout savoir… Un exemple parmi d’autres. 


J’avais amorcé la première édition d’Un vétérinaire en colère avec l’histoire des enfants sauvages, notamment celle des enfants-loups Amala et Kamala ainsi que celle, non moins célèbre, de Victor de l’Aveyron, le héros du film culte de François Truffaut, L’enfant sauvage. Je me doutais bien que l’histoire des enfants-loups était fausse, néanmoins, j’avais choisi de m’en servir pour des raisons rhétoriques, au risque de perdre ma crédibilité dès les premières pages. Pour me protéger, j’avais précisé : 
Il n’est pas certain que toutes ces histoires d’enfants sauvages soient vraies. En effet, sauf pour celles de Victor de l’Aveyron, de Gaspard Hauser et de quelques autres cas relativement récents, ces histoires sont souvent mal documentées. On peut les croire le fruit d’imaginations fertiles. Mais, même inventées, elles nous permettent d’entrevoir les effets psychologiques que peuvent avoir la capture et la captivité sur les animaux. Chez la plupart des espèces animales, ces effets sont difficiles à déceler, car les bêtes ne s’expriment pas dans notre langage. L’ennui d’un chien, l’agressivité d’un oiseau, la peur ressentie par un reptile, la détresse d’un cheval ou d’un chat passeront souvent inaperçus, même si ces bêtes vivent toutes à des degrés variables le même désarroi qu’Amala, Kamala, Victor et les autres. 
Plus loin dans ce livre, je décrirai en détail à la fois ce langage méconnu et les conséquences de la captivité largement ignorées du grand public. Je n’ai jamais eu de problème moral avec cette décision, d’autant plus que cette stratégie a porté ses fruits. J’étais même assez fier de moi, si je puis dire… jusqu’au jour où je reçus un coup de téléphone de Paris. 

« Allô, êtes-vous Charles Danten, l’auteur du livre, Un vétérinaire en colère ? 
– Oui, c’est bien moi. 
 – Mon nom est Serge Aroles, je vous appelle de Paris. Félicitations pour votre livre. J’ai beaucoup aimé. 
– Merci, j’apprécie. Que puis-je faire pour vous ? 
– Je vous appelle en fait pour vous dire que la plupart des histoires d’enfants sauvages élevés par d’autres espèces sont fausses, notamment celles des enfants-loups Amala et Kamala. À vrai dire, c’est le révérend Singh, un missionnaire chrétien qui dirigeait avec sa femme un orphelinat à Midnapore, en Inde, qui a inventé cette histoire de toutes pièces pour faire parler de lui et s’enrichir. Les petites filles en question étaient autistes. Amala est morte à deux ans de cause inconnue, mais Kamala qui souffrait du syndrome de Rett, a vécu l’enfer aux mains de M. Singh qui la battait pour la forcer à faire son numéro devant les visiteurs venus du monde entier pour les observer. C’était un homme cruel et sans scrupules. 
 – Je l’ignorais », lui répondis-je, quelque peu décontenancé par cette nouvelle qui me tombait du ciel comme une fiente de mouette. Comme je l’ai précisé dans mon livre, mis à part l’histoire vraie de Victor de l’Aveyron, j’ai toujours eu des doutes, mais j’avoue n’avoir jamais cherché à savoir la vérité. J’aurais peut-être dû, tout compte fait. 

Me sentant un peu coupable, j’ai essayé de me disculper en lui disant que j’avais employé cette histoire pour captiver mon lecteur. En lui présentant un visage humain, je voulais également illustrer, de façon convaincante, ce qui survient aux animaux lorsqu’ils sont capturés et enlevés de leur milieu biologique. La plupart des gens éprouvent énormément de mal à se mettre dans leur peau. À peine un pour cent des maîtres connaissent la moindre chose sur les caractéristiques physiologiques et psychologiques de leur animal. C’est déjà suffisamment difficile de comprendre ses semblables, alors imaginez un animal ! Certes, ces histoires me semblaient douteuses, mais personne, à ma connaissance, ne les avait jamais réfutées officiellement. 

Il me répondit que l’histoire de Victor de l’Aveyron était aussi fausse que les autres. Je suis resté tout penaud, car je pensais au contraire qu’il était l’un des seuls véritables enfants sauvages. De fait, Truffaut a triché pour les besoins de son film. Victor était un enfant maltraité, et autiste de surcroit, comme la plupart, sinon tous les enfants sauvages. Lorsqu’il a été trouvé, son corps était couvert de cicatrices qui paraissaient avoir été produites par des brûlures, possiblement infligées par ses proches. Il présentait une cicatrice longue de quatre centimètres à proximité du larynx, là où on avait essayé de lui trancher la gorge, ce qui pourrait expliquer qu’il n’ait jamais réussi à parler. Son larynx était probablement abîmé. Laissé pour mort, Victor a survécu en volant des légumes et des fruits dans les vergers et les jardins environnants. Sans l’aide de quelques habitants du coin, voire d’un seul, il serait mort rapidement, soit de ses blessures, soit de faim ou de froid. Une chose est sûre, si Victor n’avait rien d’un enfant sauvage, c’était bel et bien un enfant martyr. 

J’allais de surprise en surprise : « D’où tenez-vous ces informations ? 
 – J’ai écrit un livre sur la question. J’ai parcouru le monde entier pour faire la lumière sur ces enfants (1). Je n’ai trouvé qu’ignorance et mensonge. 
– Vous avez dit que la “plupart” de ces histoires sont fausses, voulez-vous dire que quelques-unes sont vraies ? » 

Selon monsieur Aroles, il n’y eut qu’un seul enfant sauvage. Son histoire est attestée par un nombre important de documents officiels d’époque. Cet enfant de sexe féminin, une Amérindienne du peuple des Renards (Sioux), du Wisconsin, s’appelait Marie-Angélique. Elle fut emmenée en France par une Canadienne qui eut le malheur d’aborder à Marseille au moment de la grande peste de 1720. 

Cette enfant, qui n’avait alors que huit ans, s’évada dans la nature où elle vécut pendant plus de dix ans. Elle fut retrouvée à près de mille kilomètres de son point de départ dans un état d’ensauvagement avancé. Plus tard, cette petite reine des bois d’une intelligence exceptionnelle vécut à Paris une existence tout ce qu’il y a de banal jusqu’à sa mort à 63 ans, en 1775. À la fin de sa vie, à l’abri du besoin et parfaitement adaptée à la civilisation, Marie-Angélique a déclaré avoir préféré les bois à la ville. 

Mais je n’étais pas encore tout à fait convaincu. Je lui ai dit que j’avais du mal à croire qu’un animal ne puisse pas élever un enfant, du moins pour un certain temps. On imagine aisément une mère ayant perdu ses petits à la naissance qui donne la tétée à un orphelin d’une autre espèce. Il n’est pas rare qu’une chienne prenne un chaton sous son aile, par exemple. De nombreux humains adoptent un animal précisément pour assouvir leurs instincts maternels. 

Il me répondit qu’il était tout à fait possible, biologiquement, qu’un enfant sauvage fut élevé par une autre espèce, mais que l’existence de ceux que l’on « connait » subissait souvent le désaveu des archives ou d’une enquête sur le terrain. Historiquement, à l’occasion de chaque famine, épidémie ou guerre, un nombre incalculable d’orphelins étaient obligés de se débrouiller seuls dans les bois. La plupart d’entre eux mouraient de faim, d’hypothermie ou étaient dévorés par les prédateurs. De ces enfants, quelques-uns ont été adoptés par d’autres espèces. « Il s’agit selon M. Aroles, d’un accident statistique relevant de la loi des grands nombres. » 

Les fausses gestations sont fréquentes chez la louve, par exemple. D’origine hormonale, elles se traduisent par une montée de lait et le réveil de l’instinct maternel. Dans cet état, l’animal peut littéralement s’amouracher d’à peu près n’importe qui. Plus tard, une fois passé l’attrait du nouveau, la mère se lasse de son louveteau adoptif, qu’elle abandonne à son sort, si elle n’en fait pas son goûter. De là vient certainement le manque de preuves. 

Je n’avais jamais rien entendu de pareil. Par contre, qu’une louve en fausse gestation soit attirée par un enfant humain est plausible. Cette situation est fréquente chez la chienne, une variante domestique du loup. J’ai traité plusieurs cas de ce type dans ma pratique vétérinaire et je connais bien les symptômes de la fausse gestation. De fait, en dépit de plusieurs milliers d’années de domestication, un chien est toujours un loup à l’intérieur. 

Selon Serge Aroles, dans des conditions naturelles, cette “grossesse nerveuse”, plutôt désagréable du point de vue d’un propriétaire de chien, est importante pour la survie d’une meute de loups. Pour une femelle dominante, la seule à pouvoir se reproduire, il est en effet fort pratique d’avoir sous la main une nourrice pour materner ses petits lorsqu’elle s’absente pour chasser. Je n’y aurais pas pensé moi-même! La nature est drôlement bien faite. 

J’en ai profité pendant que je l’avais au bout du fil pour lui demander, s’il connaissait des enfants élevés par d’autres espèces que le loup. Selon lui, au sein des quatre grandes catégories historiques d’enfants sauvages « connus » pour avoir été recueillis par une nourrice animale, à savoir enfants-loups, enfants-singes, enfants-ours et enfants-gazelles, tous les cas appartenant à ces deux dernières sont faux, ce qui laisse la rarissime authenticité à la louve et à la femelle orang-outan. Mais ces épisodes finissent toujours mal.

Techniquement, aucun animal d’une autre espèce ne peut élever un enfant avec succès. On s’est dit au revoir en se jurant bien de faire notre possible pour démystifier tous ces mensonges qui nous empoisonnent la vie. 

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Références

1. Serge Aroles, L’énigme des enfants sauvages. Publibook, 2007.