mercredi 11 juillet 2018

À la recherche du jardin d'Éden

Charles Danten

Selon Wikipédia, « dans le vocabulaire politique, l'expression « millénarisme » peut servir à désigner, de manière métaphorique, une forme de doctrine aspirant à une révolution radicale, qui aboutirait à la mise en place définitive d'un ordre social supposé plus juste, et sans commune mesure avec ce qui a existé jusqu'à présent ».


Il est écrit, qu’à la fin des temps, lorsque règnera la paix éternelle, il n’y aura plus ni frontière, ni religion, ni guerre, ni injustice ; toute violence aura disparu et « toutes les créatures seront réconciliées, le loup habitera avec la brebis, le tigre reposera avec le chevreau : veau, lionceau, bélier vivront ensemble et un jeune enfant les conduira ».

L’ampleur actuelle du phénomène des animaux de compagnie coïncide avec l’évolution spirituelle et morale perçue de la société occidentale. Ainsi, l’amour des animaux, un sentiment qui s’exprime notamment par le végétarisme, la défense et la protection des animaux, le droit des animaux, les soins vétérinaires, voire la simple possession d’un animal de compagnie, s'inscrit dans un mouvement social amorcé au 16siècle en Angleterre, à l'aube de la révolution industrielle (1).

À cette époque, comme c’est toujours le cas (2)(3), on pensait que se mettre à aimer les animaux à la façon des saints comme François d'Assise, le saint patron des animaux, était « un procédé fort ingénieux, pour établir parmi les hommes le règne pur de la charité ». Il s’agissait, souligne l'ethnologue Éric Baratay, « de purifier l'humanité, d’extirper le goût du sang et de la cruauté, de rendre l’homme meilleur pour ses congénères et donc de protéger l’humanité elle-même » (4). Les autorités morales et spirituelles du moment encourageaient les gens à exercer leur compassion, notamment sur un animal de compagnie (5)(6).

Selon l’historienne Katherine C. Grier, des dizaines d’auteurs influents de cette époque, appartenant à la lignée humaniste, écrivaient des apologies romancées sur l’animal rédempteur, idéalisant jusqu’à l’obscénité ses vertus (7). La possession d'un animal était associée à de très grandes qualités humaines (8). La méchanceté publique envers les animaux étant perçue comme un mauvais exemple pour les enfants, elle fut légalement interdite dans tous les pays occidentaux sur le modèle de la fameuse loi Gramont du deux juillet 1850 (9)(10)(11).

« Une littérature abondante écrite presque exclusivement par des femmes faisait passer l’idée que les gens devaient être jugés à la santé de leurs animaux, symbole d’une vie vertueuse », souligne de son côté l’historienne Kathleen Kete (12). Traditionnellement, dans toutes les cultures, la tendresse, la gentillesse, la compassion et la charité sont des attributs plutôt féminins tandis que la rationalité, la domination, l’ambition et la compétition sont en général des attributs masculins (13)

C’est sans doute pour cette raison que les femmes sont fortement majoritaires parmi les vétérinaires (70 %), les zoothérapeutes, les collectionneurs d’animaux, les protecteurs des animaux, voire les propriétaires (14)(15)(16)(17)(18). La compassion, la non-violence et la charité sont leur chasse gardée. C'est là qu'elles s'épanouissent le mieux, quelque peu protégées de l'infâme domination masculine, du moins en apparence. Les hommes, en effet, ne sont jamais bien loin derrière, occupant les postes clés au sommet de l’échelle hiérarchique de la compassion, dans les conseils d'administration et les universités, notamment en droit, éthique et philosophie (19).

Selon cette approche millénariste, à en juger par le nombre actuel inédit d’animaux de compagnie, la stratégie adoptée par nos ancêtres semble avoir porté ses fruits. À force d’aimer les animaux, l’homme s’approche de plus en plus de son idéal humain. Il devient meilleur non seulement envers ses semblables, mais envers l’animal qui cesse d’être considéré comme un instrument ou un objet, pour devenir un sujet juridique. Ainsi, après les Noirs, les enfants, les femmes et les démunis, c’est au tour des animaux d’avoir une charte de droit et un statut qui leur permet de s’émanciper. 

Ainsi, l’homme contemporain aurait enfin pris conscience de ses responsabilités non seulement envers sa propre espèce, mais envers l’arbre et l’animal (20)(21)

Pour un bon résumé des principales thèses de l’émancipation animale, voir entre autres, J. B. J. Vilmer et Peter Singer, deux des fers de lance de cette recherche du jardin d’Éden (22)(23).

Une thèse intéressante qui présuppose entre autres que la condition animale s'est bel et bien améliorée. Ce qui n'est pas avérée. De fait, à partir de ce changement de cap vers le jardin d'Éden, la condition animale s’est considérablement détériorée, et ce, à tous les niveaux. 

Si la violence et la cruauté envers les animaux deviennent interdites dans les aires publiques, les animaux sont néanmoins élevés, abattus, dévorés, disséqués, observés, étudiés et bichonnés... littéralement à mort, sur une échelle industrielle jamais vue, avec une ferveur qu’on peut qualifier à juste titre... de religieuse. 

Derrière le masque trompeur de l'amour et de la compassion, la cruauté se propage autant dans l’ombre que la lumière…

Bibliographie

Grier, Katherine C. (2006). Pets in AmericaA History. Harcourt.

Kete, Kathleen (1994). The Beast in the boudoir. Petkeeping in Nineteenth-Century Paris. University of California Press.

Références

1. Keith Thomas (1983). Dans le jardin de la nature. La mutation des sensibilités en Angleterre à l’époque moderne (1500-1800). Gallimard (Bibliothèque des histoires).

2. Temple Grandin et Catherine Johnson (2009). Animals make us human. Houghton Mifflin Harcourt. 

3. Karine-Lou Matignon (2000). Sans les animaux, le monde ne serait pas humain. Albin Michel.

4. Éric Baratay (1995). Respect de l’animal et respect de l’autre, l’exemple de la zoophilie catholique à l’époque contemporaine. Des bêtes et des hommes : un jeu sur la distance: 255-265.

5. Éric Baratay (1998). Le Christ est-il mort pour les bêtes? Étude Rurales: 27-48.

6. Jean-Pierre Albert (1995). L’Ange et la Bête : Sur quelques motifs hagiographiques. Des bêtes et des hommes : un jeu sur la distance: 255-265.

7. Katherine C. Grier (2006). Pets in AmericaA History. Harcourt.

8. Kathleen Kete (1994). Animal protection in Nineteenth-Century France. The Beast in the boudoir. Petkeeping in Nineteenth-Century Paris. University of California Press.

9. Valentin Pélosse (1981). Imaginaire social et protection de l’animal : des amis des bêtes de l’an X au législateur de 1850.L’Homme, XXI (4) : 5-33.

10. Katherine C. Grier (2006). Hierarchy, power and animals. Ouvr. cité: 177.

11. Margit Livingston (2001). Desecrating the Ark. Animal Abuse and the Law’s role in Prevention. Iowa Law Review; 87 (1).

12. Kathleen Kete. Ouvr. cité.

13. Katherine C. Grier. Domesticity and the Qualities of Men and Women. Ouvr. cité.

14. Susan D. Jones (2003). Valuing Animals: Veterinarians and their Patients in Modern America. The John Hopkins University Press.

15. Joanna Swabe (1999). Animals, Disease and Human Society: Human-Animal Relations and the Rise of Veterinary Science. Routlege.

16. Alan Herscovici (1991). Second Nature. The Animal-rights Controversy. Toronto. Stoddart.

17. Jean-Pierre Digard (2005).Les Français et leurs animauxOuvr. Cité : 26.

18. Sondage Léger pour le compte de l‘Académie de médecine vétérinaire du Québec. 

19. Jean Baptiste Jeangène Vilmer (2008). Éthique animale. PUF. Dans la première partie de son livre, Vilmer passe en revue le nec du nec des humanistes concernés par la condition animale. Or, ils sont tous, sauf exception, de sexe masculin.

20. Luc Ferry (1992). Le nouvel ordre écologique. L'arbre l'animal et l'homme. Grasset.

21. Monique Canto-Sperber (1996). Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale. PUF.

22. Jean Baptiste Jeangène Vilmer. Ouvr. cité

23. Peter Singer (1975). Animal liberation. Pimlico.